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Apprendre en philosophant

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Peut-on apprendre en philosophant ?

 

Le travail du philosophe consiste pour une grande part à cerner les définitions des termes qu’il emploie. Si nous nous interrogeons sur la possibilité d’apprendre en philosophant, il est à l’évidence nécessaire que nous nous demandions ce qu’est la philosophie, et ce qu’est apprendre. Or, il apparait que ces termes recouvrent des réalités, des conceptions et des postures multiples, qui ont par ailleurs évolué considérablement au cours des temps. Le cadre de cet article va donc nous contraindre à réduire le champ de notre interrogation. Par ailleurs, il ne serait pas inintéressant de nous pencher sur les causes et les finalités de l’une et de l’autre, ce type d’analyse caractérisant aussi la démarche philosophique. Dans le cas qui nous occupe, elle pourrait se restreindre au deuxième aspect : Pourquoi apprendre ? Avec quelles intentions, quels buts ? – les mêmes interrogations pouvant bien sûr concerner la philosophie.

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L’école « officielle » réduit les visées des apprentissages (ce terme dit bien ce qu’il veut dire) à une certaine forme d’insertion sociale, dans un discours traduit en directives par les Instructions Officielles que doivent appliquer les enseignants. Aussi humanistes puissent-elles paraitre au premier abord, au moins dans certains de leurs aspects (visées d’autonomie, d’éducation citoyenne, …), il semble bien que la société dans son ensemble assigne plutôt et majoritairement à l’école le but de faire entrer gaiement ses élèves, en fin de parcours, dans la grande famille du salariat, sans nécessairement remettre en cause en profondeur les rouages du monde tel qu’il va. Souvenons-nous de l’influence majeure de l’école à la fin du XIXème siècle, qui a préparé plusieurs générations d’hommes à accepter le sacrifice ultime sur le champ d’honneur, comme on disait. On pourrait même penser que nous tenons là une des motivations profondes, quoique non dite, de la mise en place par Jules Ferry de l’enseignement primaire obligatoire, qui aurait eu pour objectif d’éviter une redite de la déroute de 1870. Une des preuves de ce but caché résiderait dans la mise en place, à l’école, de « bataillons scolaires », qu’on a quelque peu oubliée – ou que l’histoire officielle a volontairement gommée… Certes, les enjeux actuels sont moins immédiatement militaires. Ils engagent cependant la vie de millions de femmes et d’hommes qui ploient sous le joug des idéologies, au premier rang desquelles celle du travail, accepté, réclamé, élevé au statut de valeur universelle et indépassable.

Ces constats ont conduit nombre d’enseignants, de philosophes, d’acteurs culturels à mettre en place des pratiques de discussion philosophique, qui se développent en France depuis la fin des années 1990. Il s’agit, dans ces moments, de choisir un thème, et de mener sur celui-ci une réflexion aussi rigoureuse que possible, en commun, par le biais d’un débat construit.

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Convenons donc que, au moins dans un premier temps, nous allons restreindre le champ de notre étude, qui se traduirait ainsi par la question : participer à des discussions philosophiques (et, éventuellement, en animer) permet-il d’apprendre ? Cette interrogation me semble d’autant plus valide que j’estime que la discussion philo est la forme ultime du philosopher, puisqu’elle en est à la fois la pratique la plus ancienne et la plus moderne. J’argumente cette posture dans une vidéo de ma chaîne YouTube, disponible en suivant le lien ci-dessous.

Si on s’en tient aux vertus habituellement reconnues de la philosophie, nul doute que la réflexion, l’introspection et l’échange permettent d’approfondir la connaissance de soi, qui est une forme d’apprentissage en elle-même, et entraine un regard plus affûté sur le monde et sur les rapports que chacun entretient avec lui. « Connais-toi toi-même » …

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Certains des tenants de la discussion philosophique en limitent (volontairement ?) la portée, en la confinant à l’enfance et en ne lui assignant, parfois très explicitement, que des visées liées au « Vivre ensemble », à la citoyenneté, ou à la démocratie. Je pense quant à moi que ces pratiques concernent potentiellement tout le monde, à n’importe quel âge, dès l’apparition du langage et jusqu’à, pourrait-on dire, son extinction, due au décès ou à sa version intellectuelle, causée par les coups de boutoir de la neurodégénérescence profonde. Et je pense surtout qu’elle doit envisager tous les champs de la philosophie. En ce sens, elle est éminemment formatrice et vectrice d’apprentissages, tout au long de la vie. Egrenons quelques-uns de ces domaines : la réflexion esthétique ne peut que s’assortir de considérations sur des œuvres d’art spécifiques, des courants, des artistes, peut-être même s’enrichir de la fréquentation de musées, de spectacles ; l’épistémologie, qui porte un regard critique sur l’histoire et les méthodes des sciences, est également riche d’enseignements ; de même, la philosophie politique, qui induit qu’on développe son information sur, par exemple, les différents systèmes de gouvernement ; l’éthique, qui doit s’appuyer sur les codes moraux en usage autrefois et aujourd’hui ; etc.

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Un grand nombre des initiateurs de discussions philo, la majorité sans doute, s’interdisent, pour de multiples raisons, d’intervenir sur le fond du débat. En ce qui me concerne, fidèle à l’état d’esprit libertaire qui m’anime, je tente de viser une posture d’effacement aussi radicale que possible. Ce qui me conduit à tenter de parler le moins possible quand j’anime un atelier. Dans ces conditions, on pourrait penser que la transmission de connaissances, au sens strict, devient difficile. Mais il faut bien distinguer l’intervention sur le fond du débat, qui consisterait à donner son avis sur la question, ce que je m’interdis, de l’apport d’informations factuelles qui seraient de nature à nourrir les échanges. Ma volonté d’effacement me pousse cependant à ne le faire qu’en dernier recours. Les participants aux ateliers, quel que soit leur âge, ne sont pas vierges de connaissances et les partagent souvent, à l’appui de telle ou telle de leurs postures ou de leurs avis. En ce sens, les ateliers induisent une forme de rapport non-dogmatique au savoir, pour le dire comme Michel Tozzi, où l’adulte de référence n’est plus le seul détenteur des connaissances. De plus, ils sont exempts de tout jugement. C’est une de leurs caractéristiques fondamentales, qu’il me semble important de rappeler régulièrement à leurs participants : on n’exprime aucun jugement sur les propos tenus (pas de « C’est bien, c’est nul, c’est intéressant » …) ni, à plus forte raison, sur les participants eux-mêmes. Ce qui est l’exact opposé de ce qui se passe à l’école, dans les moments ordinaires, où les notes, les avis sur les personnes, les résultats d’examens et de concours soumettent en permanence les élèves aux affres des jugements et des sanctions et induisent dans bien des cas une mésestime de soi qui est, là encore, l’exact inverse de ce qu’on cherche lors des moments de discussion philo.

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Ce portrait, brossé à grand traits, a vocation à essaimer et à infléchir la perception de la philosophie par le grand public, en modifiant l’ensemble des pratiques, officielles ou non, de cette vaste discipline. Si elle se fonde sur une attitude de non-jugement ; si elle vise le développement de l’estime de soi ; si elle développe, de ce fait, la curiosité tous azimuts, le regard questionnant sur le monde et l’appétence pour les connaissances, alors la philosophie, dans son ensemble (re)deviendra la condition de l’épanouissement intellectuel et culturel du plus grand nombre.

Juillet 2020

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