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Philosopher, c'est apprendre à mourir

 
La mort, la mort elle-même

Une étudiante de l’IUFM[1] de Caen qui m’a posé un jour la question de savoir comment aborder la question de la mort, de la maladie grave avec des enfants. Elle y était particulièrement sensibilisée à cause d’un cas – le décès d’un élève - ayant eu lieu dans la classe où elle était stagiaire. Les enfants semblaient préoccupés par l’idée de la mort ou, pour mieux dire, ils n’hésitaient pas à en parler, le dramatique vécu commun ayant fait tomber les barrières de l’autocensure qui verrouille des sujets comme celui-là.

Il me semble qu’il ne peut y avoir de réponse toute faite à une telle interrogation. Si ce n'est qu'il importe de montrer aux enfants que leurs questionnements, ceux-là peut-être plus que tout autre, sont dignes d'être écoutés. Je pense qu’il est très difficile d’aborder un tel sujet du jour au lendemain, face à l'urgence, parce que les évènements nous y poussent sans qu’aucun travail préalable n’ait été accompli. Au contraire, il est probablement dommage de nous comporter en permanence comme des coureurs aux yeux bandés qui se précipitent vers le bord de la falaise. Mieux vaut voir le gouffre, le regarder en face, dans les yeux. Mieux vaut ouvrir des espaces de parole, où chacun peut poser de telles questions existentielles, expression d’une angoisse que nous partageons tous. Alors, en cas de malheur, l’urgence sera moindre. Chacun aura au moins des mots pour guérir de ses maux.

Parler...

Car la parole est fondamentale. Parler de ses difficultés, c'est déjà en guérir. Et il ne faut pas voir là de dérive psychologisante, ni de psychanalyse de bas étage. Dès l'Antiquité, des philosophes, au premier rang desquels Antiphon le sophiste, avaient avancé l'intérêt de la parole pour vivre mieux... La philosophie antique dans son ensemble n’était-elle pas ainsi conçue comme une thérapeutique, pour guérir les maux de l’âme et parvenir au bonheur, au moins à l’ataraxie, ou absence de trouble ? « Le plaisir que nous avons en vue est caractérisé par l’absence de souffrances corporelles et de troubles de l’âme »[2] dit Epicure. Et nous retrouvons la même préoccupation chez les Cyrénaïques, cette école quasiment oubliée (ou volontairement occultée ?) qui fleurit sur le territoire de l’actuelle Lybie et dont une des figures centrales est cet Aristippe de Cyrène, dont aucun manuel ne parle, bien qu’il ait probablement largement inspiré Epicure lui-même. « Le Cyrénaïque pratique la philosophie à la manière d’une thérapie, dit Michel Onfray, il pense son action comme celle du médecin : l’homme du commun est malade… »[3]

Lors d’un atelier mené dans une classe de CM2, à Cherbourg, voici plusieurs années, la question choisie par les enfants fut « Pourquoi y en a-t-il qui sont pressés de vieillir ? » Nous en étions, au cours des échanges, à nous demander quel genre de personnes peuvent avoir envie de vieillir. Les enfants ? les adultes ? Une des participantes prit alors la parole pour dire qu’à son avis, c’était le cas des personnes handicapées. Je lui demandai pourquoi elle pensait cela. Pas de réponse. Le groupe vint alors à la rescousse, et un des élèves dit : « Les handicapés veulent vieillir parce que, comme ça, ils s’approchent de la mort. » La position de l’élève qui avait proposé cela pouvait être précisée. Je commençai la phrase : « On peut donc dire alors que, d’après vous, les handicapés sont pressés de… ? »… « …Mourir ! », répondirent plusieurs voix. Interrogée, la fillette qui avait parlé en premier confirma que c’était bien ce qu’elle voulait dire. Je lui demandai alors pourquoi elle n’avait pas employé ce mot. Elle rétorqua que c’était un mot qu’on n’employait pas dans une discussion. Elle faillit dire que c’était un gros mot.

Apprendre à mourir

La question n’est pas de savoir si elle avait raison ou non en affirmant que les handicapés sont pressés d’en finir. On aurait pu orienter la discussion en ce sens, et demander aux autres ce qu’ils en pensaient. Mais, encore une fois, et comme le dit Pierre Hadot, « la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle mais celui qui parle. »[4] Ainsi voici une fillette qui pensait, peu ou prou, que les mots « mort » et « mourir » étaient tabous. Une dérive psychologisante aurait pu pousser un animateur, un enseignant, à faire des commentaires, face à cette enfant, sur ce tabou, ou à essayer de comprendre d’où il lui venait. J’ai choisi de passer à autre chose, et même de ne pas pousser trop avant la discussion en ce sens avec l’ensemble du groupe. Il me semble suffisant, dans ce cas, que cet interdit, cette autocensure, ait pu s’exprimer de cette façon, venir au niveau conscient, et que cela ait pu advenir de cette manière douce, non contrainte. Le fait que cette enfant ait pu simplement dire, et se dire, qu’elle s’interdisait de parler de la mort, est pour moi un premier pas vers la levée de ce tabou. Et c’est probablement, pour elle, pour le groupe, un vrai moment de philosophie. Car la mort en est une notion centrale, depuis ses origines, marquées en Occident par la mort de Socrate, jusqu’aux écrits les plus récents des philosophes contemporains. Au mitan de cette histoire de la pensée, écoutons Montaigne, inspiré par la philosophie antique et source inépuisable de référence pour les modernes. Pour lui, « Philosopher, c’est apprendre à mourir »[5]. Cette phrase est le titre même du chapitre dans lequel il précise que, déjà, « Cicéron dit que philosopher n’est autre chose que de se préparer à la mort »[6] ; avant d’ajouter que « toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point : nous apprendre à ne pas craindre de mourir. »[7] Comment ne plus craindre la mort si on ne la pense pas ? Et comment la penser si on ne la nomme pas ?

Ce bref moment vécu, ce jour-là, à Cherbourg, est-il le début de ce processus philosophique ? En ce sens, aura-t-il des conséquences, j’entends des conséquences bénéfiques ? Comment en être sûr ? Comment le voir ? A quelle échéance ?

Je ne peux que faire le pari, car c’en est un, que de tels moments, renouvelés, auront leur part dans l’élaboration progressive d’une pensée construite, autonome, consciente d’elle-même, ouverte, salvatrice. Libre.

Novembre 2021

 

 

[1] Institut universitaire de formation des maitres

[2] EPICURE, Lettre à Ménécée, Paris : Hatier, 1999.

[3] Michel ONFRAY, L’invention du plaisir, Paris : Livre de poche, 2002, p.32.

[4] Pierre HADOT, op. cit.

[5] Michel de MONTAIGNE, Essais, Paris : Gallimard, 2007, livre I, chapitre XIX.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

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