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"Ça, je ne laisse pas passer !"
Voici maintenant quelques années, j’ai participé à une réunion de travail et de réflexion à propos de la discussion philosophique avec des enfants. Les propos qui y furent échangés pourraient absolument s’appliquer à des ateliers réunissant d’autres publics, ados, adultes, groupes hétérogènes en âge. Cette réunion regroupait quelques profs de philo labellisés, ainsi qu’une bonne dizaine d’enseignants d’école élémentaire et de collège.
Nous venions de vivre ensemble une discussion menée selon ma démarche. Il nous restait un peu de temps pour avoir un retour réflexif sur ce que nous venions de vivre quand, faisant allusion au rôle de l’animateur que je venais d’être, la discussion tourna sur la possibilité, voire la nécessité de viser l’effacement que je prône. Un des participants, par ailleurs non (encore) praticien, reconnut cette visée comme pertinente mais, revenant sur une vidéo vue lors d’une précédente réunion, argua que ce retrait était difficile à envisager en école maternelle, car l’activité risquait alors de tomber « à plat ». Mais selon quels critères ? Le fait que les enfants ne parlent pas est-il si pénible ? Et pour qui serait-ce pénible ? Les enfants ou l’enseignant ? Car, songeons-y, la philosophie n’était jusqu’à présent enseignée qu’en Terminale. Nous proposons maintenant une démarche qui a quelque chose à voir avec cette discipline, en envisageant qu’elle puisse être proposée à des enfants de maternelle, et on nous dit « Ah ! Si vous ne faites pas comme ceci ou comme cela, votre activité risque de tomber à plat ». On croit rêver, on a envie de rire ! La philosophie en Terminale, qui ne concerne encore qu’une petite minorité d’une classe d’âge, ne tombe-t-elle pas à plat pour un grand nombre des élèves qui y sont soumis ? Ne tombe-t-elle pas à plat pour tous les enfants, ados et adultes qui ne seront jamais confrontés à une activité de ce genre ? Ne voit-on pas des gens sortir de Terminale avec un dégoût définitif de la philosophie et de tout ce qui y est associé (livres, écrits, discussions…) ? Par ailleurs, nos activités ne prennent sens que sur le moyen terme, au moins. Proposer une fois, dans sa scolarité, une telle discussion à un élève ressemble à un coup d’épée dans l’eau. Considérant cela, il apparaît difficile de soutenir qu’une discussion menée en maternelle puisse tomber à plat. Elle est au contraire de nature à favoriser l’implication plus grande, plus experte, dans les années qui suivent. Surtout si on prend soin de demander systématiquement aux enfants ce qu’ils pensent de ce qu’ils viennent de vivre, à l’issue des discussions. Si eux-mêmes disent qu’ils estiment peu satisfaisant le faible taux de participation de leurs camarades (parce que c’est bien de cela qu’il s’agit quand des enseignants disent d’une activité orale qu’elle tombe à plat), il vaut mieux, à mon sens, tenter de voir avec eux en quoi ce serait un problème, et comment on pourrait faire, si c’est le cas, pour y remédier. C’est pour moi, une fois de plus, l’occasion de les responsabiliser, eux, face à ce qu’ils vivent, et leur dire par-là qu’ils ne doivent pas tout attendre des autres, en particulier de ceux qui leur sont imposés comme décideurs…
Ce jour-là encore, un professeur de philosophie qui participait à nos travaux nous a fourni un bel oxymore, en nous disant que, à son avis, l’animateur ne devait pour rien au monde intervenir sur le fond de la discussion, ce que je partage absolument. Mais il a ajouté quelques minutes plus tard que, face à certains propos d’un des participants à la discussion, il aurait réagi vigoureusement, en tant qu’animateur : « Ça, nous a-t-il dit, c’est quelque chose que je ne laisse pas passer… » Peut-on vraiment parler de non-intervention sur le fond, quand on ne « laisse pas passer » certaines des paroles prononcées ? Il me semble à moi que nos discussions ont quelque chose d’un dialogue socratique libertaire. Il s’agit bien, pour reprendre les mots de Pierre Hadot, de « faire accoucher les participants de leur vérité »[1]. Mais au lieu de m’imposer comme un maître qui feint de ne rien savoir, comme c’était le cas de Socrate[2], je préfère me retirer pour que le groupe, la « communauté de recherche entre pairs », chère à Lipman, joue ce rôle d’accoucheur. En pensant qu’on est fondé à dire « Ça, je ne laisse pas passer », on se remet en position de surplomb, dans une attitude qui n’est peut-être même plus socratique. Car, comme dit encore Pierre Hadot, « les questions de Socrate ne conduisent pas son interlocuteur à savoir quelque chose, à aboutir à des conclusions […] le dialogue socratique aboutit au contraire à une aporie, à l’impossibilité de conclure et de formuler un savoir. […] la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle mais celui qui parle. »[3]
Texte de 2005 revu en février 2024
[1] Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Folio, p. 53.
[2] L’étymologie nous apprend que le mot ironie – l’ironie étant une des techniques de Socrate - dérive du grec « eirôneia », ignorance feinte.
[3] Pierre Hadot, op. cit. p. 54.