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La philosophie de la Table ronde

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La Matière de Bretagne
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De quand date mon intérêt pour le Cycle des romans arthuriens, qui constitue l’essentiel de ce qu’il est convenu d’appeler la « Matière de Bretagne » ? Probablement de mes années d’adolescence, au cours desquelles j’ai vu les productions cinématographiques qui en sont inspirées, notamment L’Eternel Retour (1943) de Jean Delannoy et Jean Cocteau, Les chevaliers de la Table ronde (1953) de Richard Thorpe puis, plus tard, le Lancelot du Lac de Robert Bresson (1974), l’incontournable Monty Python : Sacré Graal ! de Terry Jones et Terry Gilliam (1975), ou encore Perceval le Gallois d'Éric Rohmer (1978). Le vrai déclencheur fut peut-être Excalibur, de John Boorman (1981).

Dès lors, mes expériences « arthuriennes » s’enchainèrent : lectures, voyages, dont notamment, en 1988, un circuit en Angleterre qui nous mena, mon épouse et moi, sur les lieux liés à la légende, de Stonehenge jusqu’au château de Tintagel, en passant par Glastonbury et Cadbury Castle : Stonehenge, associé à Merlin ; Tintagel, où naquit Arthur, grâce à un subterfuge préparé par le même Merlin pour Uther Pendragon ; Glastonbury, lieu présumé de la sépulture d’Arthur et Guenièvre ; Cadbury Castle, assimilé par un certain nombre d’historiens au château de Camelot. Dans les mêmes années, j’ai parcouru le Circuit Lancelot du Lac, dans l’ouest du département de l’Orne, tout proche de mon Calvados natal, où des érudits locaux situent les sources d’inspiration de Chrétien de Troyes, qui a, peut-être, fréquenté la cour d’Aliénor d’Aquitaine ou de sa fille, Marie de Champagne, au château de Domfront. Sans compter les séjours fréquents à Paimpont, en Bretagne, au cœur de la forêt dite de Brocéliande – ou ce qu’il en reste.

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Les raisons d’un succès

 

La liste des œuvres littéraires, musicales ou cinématographiques inspirées de la légende arthurienne est pléthorique, et s’étale sur dix siècles. Ces adaptations concernent l’ensemble des pays de culture occidentale – et pas seulement la Bretagne, de Brest à Fougères, ni le sud des Iles Britanniques. La première œuvre cinématographique inspirée de la légende date des premières années du XXème siècle (il s’agit du film Le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde (Re Artù e i cavalieri della tavola rotonda), réalisé par Giuseppe De Liguoro en 1910). La dernière à ce jour, Kaamelott – Premier volet, d’Alexandre Astier, sorti en ce mois de juillet 2021, est en passe de devenir un des plus gros succès de cette année, malgré les circonstances. Même en tenant compte du talent de l’auteur de ce film, qui fait suite à une série télévisée devenue culte, et de la superbe pléiade de comédiens, d’artistes et de techniciens qu’il a réunis, l’engouement, non démenti depuis 2005, pour un sujet vieux comme la France (ou l’Angleterre) a de quoi laisser pantois. Des chevaliers, une quête impossible, l’amour courtois, tout cela, après un millénaire et d’innombrables adaptations, passionne encore, émeut, faire rire, sourire, émerveille…

A titre de comparaison, le Chanson de Roland n’a rien suscité de tel : quelques poèmes médiévaux, une petite poignée d’opéras, dont un de Lully, Roland, en 1685, des œuvrettes éparses et UN film, que réalise Frank Cassenti en 1978, La Chanson de Roland. Même en ajoutant la seule fiction traitant du Charlemagne historique, qui est pourtant une figure majeure, en France et en Allemagne, (il s’agit de Charlemagne, le prince à cheval, de Clive Donner, réalisé en 1993 pour France 2), on n’arrive pas, en termes de métrage, à la cheville de la seule saga Kaamelott, d’Alexandre Astier.

Tentons de comprendre le pourquoi d’une telle différence en nous penchant sur les spécificités de la geste arthurienne, puisque les contextes d’émergence des deux sagas, que ce soit l’époque (le milieu du Moyen Age, en gros, pour les premières mentions de la légende) ou les motivations (la légitimation d’une dynastie régnante), sont comparables.

Comment, donc, expliquer la pérennité et le succès sans cesse renouvelé du Cycle arthurien ? Peut-être faut-il voir dans la construction de ce mythe millénaire l’élaboration d’une forme d’archétype, dont nous allons tenter de définir les contours pour comprendre en quoi il répond à des aspirations universelles, au moins en Occident, et pourquoi toute organisation humaine, pour répondre à ces aspirations, aurait intérêt à reprendre le plus grand nombre possible de ces aspects. Chemin faisant, nous verrons en quoi le type de discussion philosophique que je propose répond à ces critères.

 
Une communauté

 

La structure de base des Romans de la Table ronde est évidemment l’ensemble des chevaliers qui siègent autour de l’objet. Ici, pas de Roland, pas de héros affrontant seul des hordes hostiles et se sacrifiant à la cause de son roi, mais des individus qui coopèrent au sein d’une communauté : le terme a fait florès et s’avère être le plus adéquat. Il est utilisé par Matthew Lipman (« Communauté de recherche entre pairs ») et par John Ronald Reuel Tolkien, dans plusieurs de ses ouvrages, relectures modernes du Cycle arthurien : le premier volume de sa saga Le Seigneur des Anneaux est intitulé La Communauté de l’Anneau. Son œuvre est inspirée également, notons-le, d’autres légendes et mythologies, notamment nordiques, mais son Gandalf est très nettement une transposition du Merlin arthurien, dans certains de ses aspects. Dans l’un comme dans l’autre cas - chez Lipman ou Tolkien, comme dans les romans de la Table ronde -, il s’agit bien de coopérer pour tenter de parvenir à un but commun, l’ensemble des péripéties pour y parvenir prenant la forme d’une quête.

On peut voir dans cette organisation la réminiscence ou, mieux, la prorogation de l’organisation sociale de tous les grands primates, qui vivent en bandes – à l’exception, peut-être, de l’ourang-outang. Les autres, dont les humains, vivent en tribus, ce que nous apprennent ethnologues et paléoanthropologues. Les petits des hominidés ne sont autonomes que plusieurs années après leur naissance, y compris dans leurs déplacements (à comparer avec les poulains ou les veaux qui gambadent quelques heures après la mise bas), ce qui conduit certains chercheurs, comme Yuval Noah Harari, à affirmer que le cerveau des humains s’est développé trop vite, a pris trop de volume, pour que l’évolution ait le temps de proposer des aménagements physiologiques suffisants, au niveau des os du bassin des mères notamment, pour mener les fœtus à terme. La naissance des bébés au bout de neuf mois serait donc, selon eux, systématiquement prématurée. Ce qui explique à la fois la nécessité pour leurs parents de les protéger longtemps et, partant, la durée exceptionnelle de leur éducation qui, elle-même, a généré le développement unique, dans le monde animal, de la capacité à échanger, parler, apprendre... On pourrait dire que l’incapacité des petits humains à survivre seuls, dans les premières années de leur vie, est la cause du développement inouï de leur intelligence.

Mais sans la vie en tribu, une mère isolée ne serait pas capable d’assurer à la fois sa survie et celle de sa progéniture. Cette organisation sociale apparait donc comme un avantage sélectif, qui explique probablement que seules les lignées de grands primates qui s’y conforment sont parvenues à se perpétuer.

Ces tribus se présentent comme des groupes de 10 ou 20 individus, pour les plus réduites, et elles peuvent aller jusqu’à quelques dizaines ou centaines de membres. Notons d’emblée qu’au fil de ses avatars, la légende arthurienne a rapporté des nombres fluctuant autour de ces valeurs, quand il s’est agi de dénombrer les chevaliers présents autour de la Table ronde.

La famille (le père, le fils, la mère et quelques autres enfants), cette structure promue à l’envi par le christianisme, n’apparait donc que (très) tardivement dans l’histoire des hominidés, pour être d’ailleurs rapidement marginalisée. Dans nos campagnes, jusqu’au milieu du XXème siècle, l’unité de base, auto-suffisante ou presque, est plutôt le village, où vivent des communautés de la taille déjà évoquée, et où tout le monde se connait, au moins de vue. L’émergence de modes de communication modernes a tôt fait de recréer des groupes de mêmes dimensions, sur les réseaux sociaux ou par le biais de messageries et services divers, qui permettent, le mot n’est pas de moi, de garder le contact avec sa « tribu », que ce contact soit parlé, écrit, ou mixte : je dicte à la machine qui transcrit, la machine réceptrice étant capable de lire le message à voix haute.

Aristote, en bon observateur de la nature, avait fait un constat équivalent en définissant l’homme comme zoon logikon, zoon politikon : l’animal qui parle et raisonne (le premier terme de la proposition ayant les deux sens en grec ancien, ce qui ne manque pas d’être signifiant) ; mais aussi l’animal politique, social, grégaire, vivant en groupes qui montrent une certaine forme d’organisation.

Quasiment tous les animateurs et initiateurs de discussions philosophiques, quel que soit le contexte, mettent en œuvre une communauté. Mais certains dispositifs, très directifs, font disparaitre, en partie ou en totalité, ce qui fait l’essence d’une telle organisation : la collaboration, la coopération. Les échanges parlés, par exemple, sont dans des cas limites mais réels quasiment exclusivement dirigés vers l’animateur, dont un commentaire, une question ou une relance sont systématiquement intercalés entre chaque prise de parole des membres du groupe. A l’inverse, j’estime que, dans la démarche que j’utilise, moins l’animateur parle lors de l’atelier, plus la séance est réussie… Celui qui parle beaucoup, surtout si c’est l’animateur, empêche nécessairement les autres de le faire, ce qui ne peut que retarder ou empêcher l’émergence d’une communauté réelle. Il est d’ailleurs à noter que, de façon paradoxale voire totalement incohérente, un bon nombre d’animateurs de discussions philo, malgré leur directivité revendiquée, insistent pour que les participants s’installent en cercle, comme s’ils prenaient place autour d’une … table ronde.

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La quête et son objet

 

La communauté, qu’elle soit mythique, fictive, archétypale dans le cas des romans et sagas, ou bien réelle dans le cas des discussions philosophiques, tire son essence d’un objectif commun : se lancer dans une quête, un questionnement, une recherche qu’on partage et qui amène à collaborer, à coopérer. Insistons en passant sur la parenté étymologique entre les mots quête et question. L’éclairage de l’une par l’autre devrait nous conduire à nous intéresser principalement à des questions, justement, lors de nos ateliers de discussion philo. Les distinctions notionnelles, l’étude de présupposés, la recherche de concepts, l’élaboration de définitions ne sont que des outils de la pensée au service du travail sur les questions.

Car comme dans les romans, l’important dans la démarche de discussion philosophique n’est pas tant le but, la réponse apportée, que le cheminement qui permet – ou pas – de s’en approcher. Entrer en quête, c’est avoir fait l’essentiel du chemin. En cela, nombre de collections d’ouvrages de philosophie, pour les enfants ou pour les autres, nombre de pratiques philosophiques, sont, me semble-t-il, dépourvues de ce qui fait l’essence de la démarche philosophique. A quoi bon demander « C’est quoi, la guerre ? » en faisant semblant d’entrer en discussion si, en fin de compte, le « spécialiste », qu’il soit présent en tant qu’animateur ou auteur du livre qu’on a entre les mains, finit par en donner sa propre définition, ou celle de quelque auteur auquel lui – et lui seul – choisit de faire référence ? Ce que nous devons tenter de réaliser, c’est de persuader tous les participants aux ateliers qu’ils sont des chevaliers dignes d’entrer en quête, et non pas qu’ils ont devant eux une espèce de Maitre Jedi qui possède toutes les réponses qu’ils ne peuvent de trouver seuls. Le seul statut surplombant alors revendiqué par leur interlocuteur les persuadera qu’ils en sont incapables. A la limite, délivrer un cours ou une conférence du haut de la chaire me parait plus honnête, moins manipulateur, peut-être même plus émancipateur, en offrant un point d’appui auquel s’opposer.

Car l’objet d’une quête, d’un questionnement est insaisissable, aporétique. Le Graal, que recherchent les chevaliers de la Table ronde, est inconnu. Arthur ne connait pas sa nature, pas plus que ses chevaliers. Perceval le voit et ne le reconnait pas. Les auteurs, au fil des siècles, en font une coupe, un plat, une pierre incandescente, une corne d’abondance, que sais-je ? Il aurait servi à Joseph d’Arimathie pour recueillir le sang du Christ, d’où la proposition d’une étymologie par certains chercheurs : Saint-Graal > Sang Réal > Sang Royal. Pour eux, les descendants de Jésus, qui aurait été marié à Marie de Magdala, sont les ancêtres de la dynastie mérovingienne, les Rois Fainéants – ou plutôt, « faits néants », puisque dépossédés au final de leur titre royal. Reconnaitre ou reconstituer cette filiation afin de remettre la dynastie légitime sur le trône de France serait donc l’objet véritable de la Quête du Saint-Graal, du sang royal.

Bref, aucune certitude ne peut être admise.

On peut voir dans cette imprécision une transposition dans le mythe de la démarche socratique car, comme dit Pierre Hadot, « les questions de Socrate ne conduisent pas son interlocuteur à savoir quelque chose, à aboutir à des conclusions […] le dialogue socratique aboutit au contraire à une aporie, à l’impossibilité de conclure et de formuler un savoir. […] la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle mais celui qui parle. »[1] De la même façon qu’on acquiert le statut de chevalier en participant à la quête, et pas nécessairement en la menant à bien, on obtient le titre de philosophe en entrant en recherche. Cette position aporétique est formulée clairement par Socrate lui-même qui affirme : « je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien ».

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« Primus inter pares »

 

Cette formule latine, qu’on peut traduire par « le premier entre les pairs », pourrait parfaitement s’appliquer à Arthur : il demeure le roi. Mais il siège avec ses chevaliers autour d’une table qu’il a souhaitée ronde, pour qu’aucune prééminence n’apparaisse, et il tient un rôle secondaire dans l’ensemble du cycle qui porte pourtant son nom. Une bonne illustration de cette position est donnée par le nombre absolument minoritaire des œuvres littéraires dans les titres desquelles ce même nom apparait, aux notables exceptions de Le morte d’Arthur de l’Anglais - ou Gallois ? - Thomas Malory (fin du XVème siècle), de l’opéra King Arthur, de Henry Purcell (1691) et d’une poignée d’œuvres mineures. Avant cela, chez Chrétien de Troyes notamment, on ne trouve que des romans intitulés selon les noms des chevaliers, pas selon celui de leur roi : Lancelot ou le Chevalier de la charrette ; Yvain ou le Chevalier au lion ; Perceval ou le Conte du Graal, tous ces romans datant de la fin du XIIème siècle.

On pourrait, de la même façon, considérer l’animateur de discussions philosophiques comme Primus inter pares, si on convient que cette position première n’est que provisoire, qu’elle correspond davantage à son rôle d’initiateur des ateliers et que, comme le dirait Jean-François Chazerans, il vise son propre effacement. La posture à tenter d’atteindre pourrait alors être de participer à l’atelier comme n’importe lequel des membres du groupe présent, tous les rôles habituellement assumés par l’animateur ayant été dévolus démocratiquement aux participants, au fil de la constitution progressive de la communauté de recherche, et grâce aux bilans établis systématiquement en fin de séance. Parmi ces rôles, on peut citer : la gestion du temps, la distribution de parole, la prise de notes sur le support commun, l’établissement d’un compte-rendu, et, évidemment, le choix de la question du jour qui est, dans ma démarche, toujours élaborée et choisie collectivement, dans la première partie de l’atelier.

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Envoi

 

Si nous estimons que toute œuvre d’art – ou toute production humaine – est nécessairement le produit de la société qui l’a générée, et qu’elle est le reflet de ses aspirations profondes, voire de son inconscient collectif ; si nous pensons que le Cycle arthurien, par sa durée de vie (un millénaire !), par le nombre de ses avatars, par l’influence considérable qu’il a exercée, y compris de façon très récente, et auprès de la totalité des générations, constitue une sorte de parangon de l’œuvre universelle ; alors il me parait opportun de s’en inspirer dans l’élaboration de nos organisations, les plus quotidiennes comme les plus abouties. Je place au premier rang de celles-ci la discussion philosophique qui doit, à mes yeux, réunir les traits que j’ai tenté d’évoquer et qui lui confèrent un caractère résolument libertaire.

 

[1] Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? (Folio, 1995)

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Octobre 2021

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