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Philosopher en détention?
Avec des adultes ?
J’ai été professeur des écoles dans le Calvados pendant près de 40 ans. C’est dans ce cadre que j’ai développé des dispositifs pédagogiques mettant en avant la discussion entre enfants : d’abord, la pédagogie institutionnelle, dès mes premiers essais en classe (j’avais 19 ans) ; puis la philosophie avec les enfants, à partir de 1998, après avoir suivi le stage, premier du genre, mis en place à l’IUFM de Caen par Marc Bailleul. Ensuite, à la demande de Michel Onfray, j’ai initié et encadré un atelier de discussion philosophique, pour enfants et adolescents âgés de 7 ans et plus, au sein de l’Université populaire de Caen à compter de son démarrage, en 2002. Cet atelier a survécu plus de 12 ans.
Mais, là comme à l’école élémentaire, le public concerné, n’atteignait ni, a fortiori, ne dépassait, l’âge fatidique que d’aucuns assignent à toute approche de la chose philosophique : la 18ème année, celle de la classe de Terminale. Seule exception : les collègues qui ont assisté, pendant tout ce temps, aux stages, animations et formations que je contribuais à encadrer, car il s’avère indispensable de faire vivre de tels ateliers au cours de ces moments.
Dans l’Orne ?
« Nul n’est prophète… »
C’est lors d’interventions à la Médiathèque du Pays de Flers, dans le département de l’Orne, voisin du Calvados, que, pour la première fois, la responsable du lieu m’a demandé d’animer des discussions philo « inter-âges » : enfants, adolescents, adultes. Cette expérience s’est, d’emblée, montrée riche et passionnante, les plus âgés demeurant souvent interloqués par la profondeur de réflexion de leurs cadets, ou, le cas échéant, s’effaçant ou apportant leur appui aux plus hésitants.
A compter de ce moment, le département de l’Orne s’est montré très dynamique dans le développement de nos pratiques. Car peu de temps après, Cédrik Hardy, de la « Maison des Mots », à Argentan, me demandait d’animer des ateliers puis, très vite, des formations à la démarche que j’ai mise au point au fil des ans, ce qui m’a permis de reprendre contact avec Nadine Pierre, directrice de la Médiathèque de la même ville, puis avec les coordinatrices culturelles du Centre de Détention bâti dans sa périphérie – à ce jour, j’ai collaboré avec trois coordinatrices culturelles différentes. Pour tous ces partenaires, l’idée de philosopher avec des adultes ou dans des groupes hétérogènes en âge, et celle de laisser le groupe de discutants décider de la question traitée lors de l’atelier, semblent fondamentales. Si toute philosophie est existentielle, si philosopher c’est « penser sa vie et vivre sa pensée », alors je ne vois pas au nom de quoi quiconque pourrait décider des thèmes traités lors d’un atelier à la place des personnes qui y assistent. Car on n’est pas là, manifestement, pour réfléchir aux questions philosophiques, nécessairement autobiographiques, que l’initiateur (ou l’initiatrice) de ce moment se pose ! On se réunit pour faire émerger les thèmes, étonnements ou interrogations des participants à l’atelier. J’emploie à dessein le mot « initiateur » plutôt que celui d’animateur (-trice) car j’estime fondamental que celui-ci, celle-ci, vise, à terme, son effacement ou, pour le dire comme Jean-François Chazerans, qu’il programme sa propre disparition. Ce que permet, en partie, le choix de la question par le groupe.
Dans le cadre d’un Centre de Détention ?
L’objectif de la prison n’est pas de punir. Il est de protéger d’éventuelles nouvelles victimes, de viser la réinsertion des personnes détenues et de prévenir la récidive. Aussi curieux, injuste ou scandaleux que cela puisse paraitre à certains hommes (et femmes) de la rue, dans les établissements pénitentiaires français, l’une des missions des SPIP (Services pénitentiaires d'insertion et de probation) est précisément de mettre en œuvre des activités culturelles et artistiques pour servir ces buts. Cette charge incombe à la coordinatrice des actions culturelles. A la demande d’Isabelle Duvail, qui occupait cette fonction au Centre de Détention d’Argentan, j’ai donc mis en place, en 2017, une série de dix ateliers de discussion philosophique, sous le nom de « Café Discut’ », à destination de groupes de personnes détenues. Ces ateliers ont été reconduits en 2018, sous une forme comparable en nombre et en durée - environ 2 heures -, par Cindy Trouillet, actuelle coordinatrice culturelle, puis en cette année 2019. Ajoutons, pour être très précis, que le Centre de Détention d’Argentan accueille des personnes qui effectuent des peines courtes ou moyennes ; que l’animation culturelle, dans la plupart des établissements pénitentiaires de Normandie, fait l’objet d’une délégation de service public dont bénéficie la Ligue de l’Enseignement ; et que nombre de projets culturels et artistiques sont financés, au moins partiellement, par la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), ainsi que par la région Normandie, ce qui constitue une exception. Le Centre Pénitentiaire d’Alençon/Condé-sur-Sarthe reçoit des détenus condamnés à de plus longues peines. Olivier Geneviève (c’est mon fils[1]), coordinateur culturel de cet établissement, considérerait comme très bénéfique que de tels ateliers y soient mis en place, même si, pour différentes raisons, ceci n’a pas encore été réalisé. Cindy et lui envisagent de développer un projet départemental commun à ces deux établissements pénitentiaires ornais, au cours de l’année 2020. Les ateliers seront alors menés selon ma démarche, puisqu’ils seront confiés à des professionnels à la formation desquels j’ai contribué. Je souhaite en effet me retirer de l’animation de tels moments, pour me consacrer à d’autres tâches.[2]
Quels détenus ?
Le Centre de détention d’Argentan ne reçoit que des hommes.
Je n’ai aucun pouvoir de décision sur la composition des groupes de personnes détenues qui fréquentent l’atelier. Pour des raisons de place, et de sécurité, nous avons simplement convenu de ne pas accueillir plus de dix participants. Dans les faits, nous sommes souvent moins nombreux, entre 4 et 8.
De multiples facteurs interviennent dans la présence effective des uns et des autres. Communiquer au sein d’un établissement pénitentiaire n’est pas simple, par nature, pour des raisons évidentes. Les personnes détenues, pour exprimer leur volonté de participer à telle ou telle activité, doivent d’abord savoir qu’elle est proposée, et à quelle date. Isabelle avait d’emblée choisi d’intituler ces moments Café discut’ plutôt qu’Atelier philo, pour n’effrayer personne. Une occasion de plus de constater le poids des scories laissées, partout, par la conception ordinaire de la philosophie : on la craint jugeante, difficile, inaccessible, intello, inutile… subversive… Toujours est-il que cet intitulé a été conservé par les coordinatrices successives. Il faut donc que les personnes détenues voient que ces ateliers ont lieu, comprennent peu ou prou de quoi il s’agit, qu’elles fassent acte de candidature, et que l’information que leur souhait a été retenu leur parvienne. Tout ceci, on le voit, est complexe, et il arrive que certaines personnes volontaires ne participent pas, pour des raisons, disons, techniques.
Mes interventions se déroulent dans deux lieux différents, suivant les disponibilités des locaux : la plupart du temps, l’atelier a lieu à la bibliothèque du Centre de détention, et j’y bénéficie de l’aide et de la participation des « auxiliaires », détenus qui l’ont en charge, sous le contrôle efficace de Cindy. Quand la bibliothèque n’est pas disponible, nous nous installons dans le quartier socioculturel, là où sont également dispensés les cours et où ont lieu la plupart des animations, des entretiens et rendez-vous, etc. Dans ce cas, bien sûr, l’un des deux auxiliaires de bibliothèque, au moins, ne peut pas participer à l’atelier, car il est contraint d’assurer la permanence pour le prêt de livres. Ces changements de lieux expliquent également que, parfois, les participants m’attendent à un endroit alors que je suis ailleurs. Ils finissent généralement par me retrouver, mais les portes à franchir ralentissement quelque peu les mouvements, on s’en doute. A moi de m’adapter, pour ceux qui arrivent en retard.
Ces retards, ainsi que certains départs anticipés avant l’heure de fin prévue, sont parfois dus aussi à d’autres aspects de la vie carcérale : rendez-vous (judiciaires, médicaux…), temps de travail, autres activités, etc. Bref, l’atelier ne ressemble pas vraiment à une grand’messe (et tant mieux !), et les allées et venues sont parfois nombreuses. Mais tout se passe dans une bonne ambiance, les participants étant toujours très courtois, s’excusant de ne pouvoir assister à la totalité d’un atelier, de leur absence au précédent, ou au suivant. Il faut également noter qu’aucune personne détenue n’assiste à quelque animation que ce soit s’il n’a pas reçu l’autorisation de l’encadrement de l’établissement, donnée sur des critères que je ne connais pas mais dont certains, au moins, peuvent être aisément devinés.
Toutes ces circonstances, ainsi que les mouvements d’entrée et de sortie de détention, font que les groupes reçus dans les ateliers successifs sont assez peu stables et qu’il est malaisé d’assister dans ce cadre à l’émergence de ce que Matthew Lipman appelle une « communauté de recherche entre pairs ».
Des différences ?
Non.
Les choses se passent avec des personnes détenues comme elles se passent avec les enfants, en classe ou ailleurs, et comme elles se déroulent avec des adultes ou au sein de groupes hétérogènes en âge, dans des médiathèques ou dans des cadres associatifs.
La détermination de la question qui sera débattue est le premier temps de la démarche. Je commence par demander aux participants quels mots importants - noms, verbes, adjectifs qualificatifs - leur viennent spontanément à l'esprit, sachant que nous serons amenés à discuter sur l'un d’entre eux. Une trace de ces propositions est inscrite sur un support visible de tous. En détention, nombre de celles-ci ont trait au vécu des participants à l’atelier, bien sûr, et, chaque fois ou presque, des mots comme justice, loi, droit, juridiction, violence, réinsertion sont proposés. Mais, on le verra, d’autres mots, sans rapport avec cette thématique, apparaissent également.
Il s'agit ensuite, pour chacun, de choisir un de ces mots et d’élaborer autour de celui-ci une question d'ordre général. Avec le mot « mort », on préférera donc « Pourquoi meurt-on ? » à « Comment Henri IV est-il mort ? ». Je donne pour y parvenir la consigne qu’on évite d’insérer des noms propres dans la question qu’on propose, ainsi que les pronoms personnels je, tu et vous. On voit bien que le champ des possibles est infini. Il n'est pas rare qu’une dizaine voire une quinzaine de mots soient écrits et je suis souvent contraint d’en limiter le nombre pour éviter que cette élaboration collective de la thématique du jour ne prenne trop de temps. Bien sûr, une seule de toutes les questions élaborées pourra être traitée lors du temps de discussion qui va suivre.
Il importe de choisir celle qui répond aux aspirations du plus grand nombre. Ce choix s'effectue par un vote à main levée, après que ceux qui le souhaitent ont tenté de définir les raisons qui les poussent à choisir une question plutôt qu’une autre. A l'issue de ce premier moment, qui peut durer entre 30 et 40 minutes, on a défini une question qui est réellement l'émanation des participants réunis ce jour-là et qui s’apparente souvent (toujours ?) à l’expression de l’inconscient collectif du groupe qu’ils constituent.
La discussion qui suit est, de même, bâtie sur le modèle de celles que j’initie avec des enfants, des ados, des adultes… Dans ce cadre précis, il est difficile de ménager une pause entre la détermination du thème et la discussion proprement dite, ce qui est simple à organiser dans une classe. Dans d’autres cadres où j’interviens, médiathèques, cinémas, centres culturels, j’aime prévoir au moins un répit d’une dizaine de minutes occupé par une petite collation, entre les deux parties de l’atelier. Ici, les contraintes de lieu, de temps, de déplacement et la difficulté à se procurer ne serait-ce qu’une cafetière et de quoi la faire fonctionner (malgré le nom de l’atelier… nous sommes en prison…) nous conduit à lancer la discussion dans la foulée.
Celle-ci est proche, dans sa forme, de ce qui se passe dans la majorité des ateliers philo (mais pas dans tous…) et dans la totalité de ceux que j’anime : non-intervention de l’initiateur sur le fond du débat, mais demande de rigueur dans la réflexion et le discours, souci de non-contradiction, exigence de l’argumentation, repérage des présupposés, définition précise des mots importants, qui passe par l’établissement de typologies, respect de la pensée digressive, absence de jugement sur les propos tenus (et, encore moins, sur les personnes), éthique de la discussion permettant à ceux qui le souhaitent de s’exprimer, respect des silences, etc.
De même, les constats valides pour les ateliers menés dans d’autres cadres le sont ici aussi. Tous les participants n’arrivent pas, dans une telle activité, dotés des mêmes outils langagiers et réflexifs. Nous naissons tous philosophes, mais certains, surtout dans ce genre d’établissement, ne sont pas parvenus à le demeurer de façon, disons, consciente, ou immédiatement efficace. Certains parlent beaucoup, d’autres moins, et cela ne dit RIEN de l’impact que de tels moments peuvent avoir sur tel ou tel. Ce constat, commun à tous les ateliers que j’ai animés pendant plus de 20 ans, rend caduques bien des bilans tirés par des experts, des chercheurs, qui, assistant à des moments de discussion philosophique, savent dire en quoi ils sont réussis … ou pas. Or, pour pouvoir le faire, il faudrait être dans la tête de chacun des participants, au moment des ateliers – de tous les ateliers auxquels assiste le sujet – et y demeurer, dans sa tête, dans les jours, semaines, mois, années qui suivent. Or, même devenus experts, chercheurs, responsables, auteurs d’articles et de livres, ils n’en sont pas moins humains. Rien de plus.
Un exemple de discussion ?
Nous étions assez peu nombreux cette fois-ci. 5.
Voici une question souvent posée : y a-t-il un nombre idéal pour un moment de discussion philosophique ? Bien sûr que non ! On peut discuter philosophiquement à deux, voire seul, lors de ce dialogue intérieur que nous appelons pensée. J’ai mené des ateliers avec plus de 50 enfants. Il devient assez difficile de s’entendre, parce que les enfants (et beaucoup d’adultes) ne parlent pas très fort. Par ailleurs, le temps théorique disponible pour chacun se réduit en proportion du nombre de participants. C’est tout.
Ce jour-là, nous avons respecté le déroulement que j’ai élaboré au fil des ans. Les mots proposés par les personnes présentes furent les suivants : transition – argent – fermer – métissage – magnifique – impulsif – présence – loisir – routine – manipulateur – fête – festivités – essentiel. D’ordinaire, je demande de ne pas proposer des mots de la même famille (fête/festivités), pour ouvrir l’éventail des possibles, avec peu de mots. Mais l’intransigeance fait mauvais ménage avec l’état d’esprit libertaire. La lente constitution d’une communauté de recherche entre pairs, dans des groupes qui seraient globalement stables d’un atelier à l’autre, permet précisément que ces détails, donnés lors des premières séances, soient repris par les participants. Ils deviennent ainsi progressivement les auteurs, non seulement de leur propre pensée, mais du cadre dans lequel elle se développe.
Je limite volontairement le nombre de mots proposés. Un certain nombre de praticiens, qui ont suivi des formations que j’encadrais et ont adopté ma démarche, ont ce petit défaut de laisser « filer » cette phase, et de noter un nombre trop important de mots au tableau, 20, 30, 40 parfois. Or, le but de ce moment, c’est simplement de montrer l’étendue des thématiques envisageables, en le comparant à ce qu’il est matériellement possible de traiter au cours d’un atelier : une seule, sur les 10 ou 15 mots proposés. Et on ne peut la traiter, de toutes façons, que partiellement. Il s’agit bien pour moi d’utiliser la frustration ainsi créée comme un levier et d’inciter les participants à continuer leur chemin seuls (ou avec d’autres compagnons de route), en entrant en vie philosophique. Aucun intérêt, selon moi, d’initier des moments de discussion philosophique si on persuade implicitement les participants qu’ils ne seront philosophes qu’en présence d’un adulte estampillé (mais par qui ?) comme expert. Volonté d’effacement, encore. Mon désir le plus fort, c’est de devenir inutile.
Pour en revenir à cet atelier particulier, si nous estimons qu’il n’est de philosophie qu’existentielle, et que le moment de discussion philosophique doit s’appuyer non pas sur la biographie singulière de son animateur, mais sur celle des participants, on voit d’emblée que, dès cette étape de proposition des mots, le très lourd vécu des personnes détenues « ressort ». Ce constat demeure bien sûr valable dans tout autre cadre, avec des enfants, des ados, des adultes ou dans des groupes hétérogènes en âge.
Cet aspect sera davantage marqué encore lors de la phase de proposition des questions. Rappelons que je n’induis ni ne propose rien ! Seule consigne : à partir de l’un de ces mots, bâtissez une - ou plusieurs – question(s) sur un mode impersonnel : pas de noms propres, pas de pronoms personnels comme je, tu et vous. Voici ce que les participants de ce jour-là ont proposé :
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Pourquoi l'argent est-il au cœur des revendications des gilets jaunes ?
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Notre présence est-elle importante pendant les fêtes de fin d'année ?
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Pourquoi les médias sont-ils manipulateurs et utilisent-ils beaucoup la désinformation ?
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L'enfermement peut-il créer une routine ?
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Les activités de loisirs peuvent-elles réduire l'impulsivité ?
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Pourquoi les métisses sont-ils victimes de ségrégation ?
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La politique est-elle essentielle ?
A l’issue des deux tours de votes que j’ai organisés ensuite, la question retenue fut : Pourquoi les métisses sont-ils victimes de ségrégation ?
Inutile de dire que les personnes de couleur constituent une part non négligeable de la population carcérale et, plus spécifiquement, de ces ateliers.
Un bilan ?
Les premiers concernés, les participants à l’atelier, manifestent une satisfaction nette. Ceux qui le peuvent reviennent. Le bilan que je demande de dresser à l’issue de chaque atelier, comme les questionnaires de satisfaction plus institutionnels, montrent un réel intérêt pour ces pratiques nouvelles, notamment par le fait que le groupe détermine lui-même la thématique du débat ; même si, de façon contradictoire peut-être, le temps consacré à cette élaboration collective est parfois jugé un peu long, puisqu’il en grignote sur la discussion proprement dite. Je m’efforce, au fil des séances, de réduire la durée de ce moment, en proposant par exemple que, entre deux dates d’ateliers, certains des participants élaborent des questions qu’ils apporteraient telles quelles, sans qu’on ait le besoin de passer par l’étape de proposition de mots. Celle-ci demeure néanmoins difficilement supprimable, dans la mesure où de nouvelles personnes se présentent à chaque atelier et que ces novices seraient probablement bien déroutés si je leur demandais d’emblée d’élaborer une question de nature philosophique.
Lors des bilans de fin d’atelier, l’ensemble du dispositif mots-questions-vote-discussion-bilan reçoit l’aval des participants : il me semble qu’on ne peut se dire philosophe ou pédagogue libertaire, si on impose une façon de faire immuable et si on ne prévoit pas, explicitement, à chaque atelier, un moment où les membres du groupe peuvent proposer des aménagements. Il faut se garder, comme le jugeait aussi Jean-François Chazerans, de remplacer le maitre par le dispositif. C’est d’ailleurs en procédant de la sorte, dès le début des années 2000, que j’en suis venu à élaborer progressivement la démarche que j’emploie actuellement.
Ce qui m’importe, c’est le bilan que peuvent tirer les participants. De ce point de vue, bien sûr, certains ont du mal à s’insérer, à se retrouver dans ce type de rapports avec les autres, pour des raisons complexes, multiples et que je ne peux, ni ne veux, analyser dans ce genre de contexte. Mais l’immense majorité des personnes détenues qui assistent à ces ateliers disent leur grande satisfaction. Dans les moments de bilan à chaud, les réactions sont toujours positives, mis à part quelques détails d’organisation, comme l’absence de café (malgré le nom de l’activité – à laquelle je ne peux pas grand-chose) ou la longueur de la phase d’émergence de la question, ce qui me conforte dans l’idée de limiter le nombre de mots à proposer dans cette partie de l’activité. Ce qui n’empêche pas les participants de souhaiter un fonctionnement identique lors de l’atelier suivant.
La satisfaction des participants semble donc bien réelle. Le but est atteint. Je dirais mêmes les buts, puisque tout ce qui me motive, depuis des années, en animation de discussion philo comme en formation à ces démarches, est ressenti et exprimé par les participants, sans que j’aie à l’expliciter. Animer des ateliers de discussion philosophique pour adultes, ou, plus précisément, quelle que soit la composition du groupe en termes d’âge, m’apparait de plus en plus comme une nécessité, plébiscitée par de multiples partenaires et participants. « Jamais trop tôt, jamais trop tard »… Les personnes détenues disent elles-mêmes en quoi ces ateliers semblent les bienvenus en Centre de Détention : « libération de la parole… » ; « certains se découvrent » ; « les regards s’adoucissent » ; etc. Ou encore « enrichissement sociétal », « cela permet de mieux vivre la détention », « rencontrer des avis et des personnes différentes », « un peu de sagesse en rentrant en cellule », « ça fait du bien au moral ». Philosopher, pour vivre mieux, plus sereinement, plus pleinement…
La détention, telle que je la conçois, telle que, je pense, elle doit être conçue dans une démocratie comme la nôtre, ne peut pas être seulement punitive. Elle doit permettre à tous de vivre sereinement, en étant protégés des infractions à la loi, ou, quand on a transgressé, de prendre conscience de l’impact de ses actes, pour les autres et pour soi, tout en préparant son retour à la vie ordinaire. L’art, la culture et la philosophie, en nuisant à la bêtise, ne peuvent que contribuer à atteindre ces buts.
Juillet 2019
[1] Aucun rapport avec mes interventions au Centre de détention d’Argentan - il ne pourrait d’ailleurs pas y en avoir.
[2] Je tiens à jour un agenda de mes activités sur mon site internet : http://philo3.free.fr/