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Fondements de la démocratie participative

 

Un dispositif libertaire et démocratique

Dans ma démarche de discussion philosophique, la possibilité donnée aux membres du groupe de faire évoluer le dispositif auquel ils sont soumis me semble pouvoir répondre aux désirs d'augmenter la part de « démocratie directe et participative » dans les institutions de nos pays. Dans mes premières années de pratique, en classe et à l’Université populaire de Caen notamment, cette évolution s’est principalement manifestée par l'abandon des textes déclencheurs, issus de la démarche Lipman qui était, en gros, la seule abondamment documentée à la fin des années 1990 et qui fut celle de mon initiation en formation continuée, à l’IUFM de Caen, en 1998.

Le déroulé un peu précis de cet abandon mérite d’ailleurs qu’on s’y arrête. Les enfants des groupes dans lesquels j’intervenais ont vite senti que ma posture les autorisait à donner leur avis non seulement sur les thèmes retenus, mais aussi sur les modalités pratiques du dispositif. Le fond et la forme. Après quelques séances où seules étaient acceptées des questions issues du texte lu ce jour-là, des enfants ont eu l’idée de proposer une nouvelle fois des questions énoncées lors d’une séance précédente, mais pas retenues lors du choix – puisque, bien sûr, une seule question du corpus écrit au tableau est choisie pour la discussion, les autres étant tout simplement, d’une certaine façon, mises au rebut. Cet avenant ayant été mis aux voix et accepté, nous avons vécu un certain nombre de séances où la liste de questions écrites était scindée en deux : les questions issues du texte, et les questions dites « libres ». Au fil du temps, d’ailleurs, celles-ci furent soit des questions non retenues lors d’ateliers précédents, soit des questions entièrement nouvelles et originales. Force fut de constater que cette seconde catégorie contenait des propositions au moins aussi intéressantes que la première. Dès lors, pourquoi conserver dans le dispositif la lecture d’un texte forcément inducteur, ce qui représentait aux yeux des participants une perte de temps et un exercice quelque peu scolaire, et annexe. Il fut donc décidé de s’en passer… 

Notons qu'une dérive possible du dispositif Lipman « pur », c'est que, quand les enfants ressentent ce cadre comme trop contraignant, ils peuvent proposer des questions inspirées par un mot, un seul. A la limite, la phrase « Tu n'as aucune chance de gagner », extraite de « Elfie », un des romans écrits par Matthew Lipman, pourrait légitimement produire la question : « Que veut dire avoir ? » Face à un cas comme celui-là, qui, peut-être plus qu'une dérive, ressemble fort à un dévoiement du dispositif, pourquoi refuser aux enfants la possibilité de produire des questions sans rapport avec le texte ?

Les principes de la démocratie athénienne

Cette particularité, propre à ma démarche, qui autorise le groupe à faire évoluer le dispositif, m'apparait comme une transposition assez pertinente d'un des fondements de la démocratie athénienne, l'isocratie, entendue comme l'égalité par rapport à l'exercice du pouvoir. Dès lors qu’un collectif d’individus peut modifier les règles auxquelles il se soumet, le pouvoir est réellement partagé, ce qui n’est pas le cas dans un dispositif présenté, souvent implicitement, comme immuable. Nous vivons dans un monde donné, où prévalent des règles, écrites ou non. Parmi ces règles figurent des lois, bien sûr, mais aussi des cadres culturels et religieux, des habitudes de penser et d’agir, parfois dénuées de tout support réflexif, ainsi que des modèles de fonctionnement économique – et j’emploie ici le terme « modèle » dans son sens épistémologique ou scientifique plutôt que comme synonyme de parangon. Prendre l’habitude de réfléchir à ces cadres en ayant la possibilité de les amender est à n’en pas douter un des fondements de la démocratie.

Viser l’autonomie des participants aux ateliers de discussion philosophique, c’est non seulement leur permettre de porter un regard critique sur ses règles de fonctionnement (sont-elles bonnes ou non ?), mais aussi leur ouvrir la possibilité d’en transformer certaines, d’en conserver d’autres, les décisions prises étant réversibles. C’est leur montrer, par l’exemple, que rien n’est institué a priori de façon permanente mais que, au contraire, tout est critiquable et amendable en tenant compte du contexte, au sens le plus large possible : lieux, temps, composition des groupes de personnes impliqués en terme de quantité (les mêmes règles ne s’appliquent pas à un groupe de dix personnes ou à une nation de plusieurs dizaines de millions) et en qualité (a-t-on affaire plutôt à des personnes jeunes ou non, issues de milieux sociaux ou économiques ou culturels différents, etc.)

Cette sensibilité au contexte est, notons-le, une des caractéristiques de la pensée critique, qui constitue elle-même un des aspects de la pensée d’excellence dont parle Matthew Lipman.

Outre le principe d'isocratie, la démocratie athénienne reposait sur l’isonomie, l'égalité par rapport à la loi, et sur l’iségorie, l'égalité par rapport à la prise de parole. Si l'égalité par rapport à la loi est au moins proclamée dans nos démocraties, qui se disent "états de droit", il semble que les autres principes soient assez généralement bafoués. L'isocratie est probablement difficile à mettre en place à l'échelle d'une nation regroupant des millions d'individus. De jeunes économistes et politologues proposent néanmoins des solutions pour avancer dans cette voie au niveau de vastes populations, j’y reviens plus loin. Ces principes pourraient cependant inspirer une réflexion pour, a minima, "refonder la démocratie locale", comme le dit Jeannette Boulay. « Pourquoi l'exemple de la démocratie athénienne est-il transférable à notre époque ? Tout d'abord parce qu'il concerne la cité, il peut fonder la réflexion sur la démocratie locale. L'espace de la cité grecque était assez étroit pour que tout le monde se connaisse, que chacun puisse discuter avec tous ; ainsi, les décisions politiques pouvaient-elles être prises au terme d'un débat général, d'autant que l'information et la communication circulaient facilement dans un espace limité. Ce n'était pas une démocratie sans visage. »[1]

De même, l'iségorie serait davantage assurée en pensant des moyens d'éviter les dérives de la démocratie représentative, au moins, encore une fois, au niveau local, voire à une plus vaste échelle, par exemple en utilisant les moyens de communication nouveaux. Quoiqu'il en soit, une des façons de faire émerger des préoccupations de ce type est à l'évidence la mise en œuvre de ces principes dans l’ensemble du système éducatif : non seulement au sein de l'école, et ce, dès les plus petites classes, mais aussi à l'extérieur de celle-ci, dans des lieux très divers, et dans toutes les instances de formation, quelle que soit la nature du public concerné. Au-delà même de ces institutions, officielles ou non, on peut envisager que l'étude et la diffusion de ces principes pourraient faire positivement évoluer l'attitude éducative de certains parents.

Précisons que, à n’en pas douter, les principes, les fondements de la démocratie athénienne sont à étudier pour infléchir nos modèles éducatifs ou politiques, les uns étant à mon sens étroitement liés aux autres. Gardons-nous cependant de mythifier cette première démocratie, assez éloignée des nôtres par l’absence de représentation, certes, mais surtout par la très faible proportion des habitants concernés : les femmes sont exclues de toute prétention à la citoyenneté, ce qui disqualifie d’un coup cinquante pour cent de la population, les enfants aussi, bien sûr, ainsi que les métèques, issus de parents non athéniens, et la foule des esclaves. Il ne reste pas grand monde. Aux alentours de 450 avant notre ère, à l’époque de Périclès, on estime que la population athénienne regroupait environ 300 000 personnes. Seuls 40 000 hommes avaient le statut de citoyens. Il est probable que seuls 6000 d'entre eux pouvaient se réunir lors d’une séance.

 

Une démocratie directe à l'échelle de pays entiers

Les habiletés développées dans les discussions philosophiques (renforcement de l’estime de soi, capacité à prendre la parole en groupe en respectant une éthique discussionnelle, exigence de l’argumentation et de la précision du langage, aptitude à questionner le monde,…), de même que les bases sur lesquelles reposent la démocratie depuis ses origines athéniennes, sont de nature à favoriser l’émergence de formes abouties, sociales et participatives, d'institutions démocratiques. Reste à trouver des modalités permettant de les développer dans des groupes importants de personnes dépassant la taille habituelle des communes françaises. Difficile d'imaginer, comme dans l’Athènes antique, une «Ecclésia» réunissant sur une colline l'ensemble des citoyens d'une région, d'un pays ou d’une fédération de nations.

Des solutions, des modes de fonctionnement démocratique permettant de s’approcher des idéaux décrits ici ont cependant été récemment proposés par de jeunes chercheurs étiquetés « économistes » mais qui se réclament eux-mêmes de l’ensemble des sciences sociales ; leurs parcours et leurs propositions font d’eux de véritables politologues ou des spécialistes de philosophie politique. Parmi ceux-ci, il convient de citer Julia Cagé et Thomas Piketty qui, en oubliant le fait qu’ils forment un couple, sont à l'origine de propositions susceptibles de générer des avancées majeures. Je voudrais particulièrement insister sur ce que Julia Cagé appelle les « bons pour l’égalité démocratique ». Ils constatent en effet, l’une et l’autre, que le système actuel de dons déductibles des impôts (à 66%) au bénéfice des partis politiques revient, de fait, à faire financer par l'ensemble des contribuables les choix politiques émis par les personnes les plus riches du pays ; celles-ci étant, à l'évidence, les seules à pouvoir s'approcher du maximum des dons de cette nature prévu par le Code des Impôts, à savoir 7500 €. La réduction d'impôts, dans le cas d'un don de ce montant, s'élève donc à 5000 €. Il est évident pour tout le monde que les personnes les plus riches soutiennent les partis politiques les plus enclins à maintenir leurs privilèges et, en particulier, à éviter une trop forte progressivité de l'impôt, que ce soit l'impôt sur le revenu, celui sur la propriété ou celui sur les successions. En conséquence, c'est en subventionnant contre son gré, et bien souvent à son insu, les partis politiques les plus conservateurs que l'ensemble des contribuables autorise le système inégalitaire de ce début de siècle à s'entretenir lui-même. Cette aberration pourrait être évitée en supprimant ce dispositif de dons aux partis politiques, avec les réductions fiscales qui l'accompagnent, au profit d'un système de bons dans lequel chaque contribuable, chaque citoyen, pourrait, par exemple au moment de sa déclaration d'impôts, faire le choix d'un don virtuel d'une somme modique, 5 ou 7 €, à verser au parti de son choix. Différentes modalités permettent de tenir compte de l'absence de réponse des contribuables. Je vous laisse les découvrir dans les ouvrages des deux universitaires en question. [2]

Julia Cagé suggère également que ce système de bons pourrait être appliqué à d’autres types de dons, qui ouvrent droit à réduction d’impôts et déductions fiscales, et a vocation à les remplacer. On peut penser aux dons aux associations et organismes d’intérêt général, notamment ceux à but culturel ou philanthropique. Le système actuel revient également à faire financer par l’ensemble des contribuables les préférences dans ces domaines des personnes les plus riches. « Si les sommes en jeu représentaient une fraction importante des prélèvements obligatoires, alors il s’agirait d’une forme élaborée de démocratie directe, permettant aux citoyens de décider eux-mêmes d’une part substantielle des budgets publics. »[3]

Gageons que les moments de discussion philosophique, envisagés sous une forme aussi libertaire que possible, contribueront à donner aux citoyens du monde, jeunes ou moins jeunes, le goût et les moyens de mener à bien de telles évolutions de nos sociétés.

 

Novembre 2023

 

[1] Jeannette Boulay : « De la démocratie athénienne à la démocratie participative Des bases pour refonder la démocratie locale ». Hélas le site internet où figurait cet article a disparu.

 

[2] Voir en particulier « Le prix de la démocratie », de Julia Cagé (Fayard) ainsi que le site internet du même nom ; et le monumental ouvrage de Thomas Piketty, « Capital et Idéologie » (Seuil), dont on trouvera un résumé sur le site d’Attac en suivant ce lien

[3] Thomas Piketty « Capital et Idéologie », page 1175

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