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Où l’on privilégie Dionysos

 

Vers l’autodidaxie…

 

En France, le cours de philosophie traditionnel a été le modèle dominant du philosopher pendant cent cinquante ans. Au point que, pour beaucoup, faire de la philosophie se résumait à entendre un cours, à lire des livres, et, en rapport avec ces deux activités, à écrire des textes, commentaire ou dissertation. Si opposition il y a eu à ce modèle, elle a été très ténue, ou efficacement muselée, ce qui semble être heureusement en cours d’évolution. Cependant, pour prendre d’une certaine façon le contre-pied de cette transmission verticale de savoirs, gardons-nous de ce que j’appelle le syndrome de Clovis, pourtant tellement répandu dans l’Education nationale (et ailleurs...) qu’on peut se demander s’il n’est pas contagieux ; et qui peut être résumé dans ces paroles que l’évêque Rémi aurait adressées au roi susnommé, alors qu’il le convertissait au catholicisme par un baptême public aux lourdes conséquences : « Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ! » Le cours, qui présente des notions, des auteurs, des œuvres, des courants de pensée, ne me semble pas en soi plus condamnable que la lecture de livres qui ont le même objet. Evitons simplement d’assimiler le philosopher à ces pratiques, qui n’en sont qu’une partie. Proposons le cours, la lecture de livres, comme un choix possible, et non une obligation. Enfin, insistons sur le rôle central de la discussion entre pairs, qui développe l’esprit critique et la faculté de « penser par soi-même », et qui me semble devoir être matériellement présente, comme dans l’enseignement d’Aristote, après tout exposé théorique. Ce moment de discussion ne doit pas seulement être invoqué de temps à autre par l’orateur comme un vœu pieux, sur un mode quasi-incantatoire, mais il doit être prévu, organisé, planifié. En ce sens, et pour reprendre les mots de Alain Trouvé parlant des discussions menées avec les enfants, « ce nouveau genre de philosopher peut avoir non seulement un rôle propédeutique à l’enseignement de la philosophie lui-même, mais encore peut sans doute servir de modèle à ce même enseignement. » [1].

 

Toutes ces caractéristiques, auxquelles s’ajoutent, dans l’immense majorité des ateliers de discussion philo, l’absence revendiquée de tout dispositif de contrôle des acquis, de toute exigence ou délivrance de diplôme à l’entrée comme à la sortie, ont bien des points communs avec les processus d’apprentissage de l’autodidacte. Car, contrairement à ce que pourrait laisser supposer l’étymologie, on n’apprend jamais réellement seul. Certes l’autodidacte n’apprend pas d’un maitre, il lui en faut plusieurs, de multiples, de natures diverses, souvent : personnages de chair, livres, autres supports médiatiques et réflexion subséquente. Mais dès lors, sont-ce encore des maitres ? Et l’autodidacte ne tire pas son savoir d’une institution unique, mais de multiples instances.

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Musiques traditionnelles

 

Auraient pu alors se dire autodidactes ces myriades de musiciens traditionnels, jouant d’oreille sur des instruments dont la rusticité n’était parfois qu’apparente, comme en témoignent ces magnifiques instruments à bourdon, si français qu’on peut dire que notre pays est la véritable patrie de la cornemuse – et pas l’Ecosse – mais qu’il eut le tort de l’oublier, pour d’obscures et bien parisiennes raisons.

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Seuls demeurèrent le violon et le piano, rois des instruments de Conservatoire, apolliniens en diable. Les accents dionysiaques des vielles à roue du Berry et du Bourbonnais, parmi lesquelles les chefs d’œuvre de Pajot ou de Pimpart, luthiers à Jenzat, ceux des cornemuses « à bouche » des mêmes régions, des chatoyantes chabrettes du Limousin, de la cabrette d’Auvergne, ou de la musette mise au point à Effiat par Joseph Béchonnet, furent, eux, recouverts d’une chape de silence.

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Apollon et Dionysos

 

Apolliniens encore sont la lyre, la cithare, le plectre du luthiste, les arpèges éthérés de la harpe, le pas de deux du ballet classique ; apollinien le fort en thème, le bon élève des grandes écoles, qui ne vit que par l’écrit ; apolliniennes, la philosophie platonicienne, la plume de l’érudit.

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Mais dionysiaques sont l’accordéon, le bourdon des cornemuses, le souffle du « maitre-sonneur », pour le dire comme George Sand, et les danses qu’ils génèrent : bourrées des différentes régions du Centre mais aussi, surtout, danses en chaînes de Bretagne, laridé, andro, plinn, où les corps sont liés, où les pas s’enracinent en terre, puisant directement aux forces telluriques ; dionysiaque l’autodidacte, s’abreuvant à de multiples sources, négligeant souvent les livres au profit du contact réel ; dionysiaques encore les philosophies incarnées, charnelles, où la communauté est portée par la parole vivante qui met en jeu le corps entier, et où chacun, chacune, peut enfin « penser sa vie et vivre sa pensée », selon le mot d'André Comte-Sponville.

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Un rééquilibrage en faveur de ces aspects dionysiaques ne suppose pas nécessairement l’abandon pur et simple des modes d’action apolliniens. Gardons-nous du syndrome de Clovis ! La sagesse suppose peut-être de choisir la voie du milieu, l’équilibre harmonieux entre ces deux conceptions du monde, équilibre qui pourrait, dans notre analogie, être représenté par la vielle à roue, apollinienne par ses cordes et dionysiaque par ses bourdons, ses vibrations, ressenties par le musicien qui la tient attachée sur ses entrailles mêmes [2]. Mais, pour être à même de choisir, encore faut-il que la possibilité en soit offerte, et qu’aucun des termes de l’alternative ne soit occulté au profit de l’autre…

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Novembre 2023

 

 

[1] Alain Trouvé : « Philosopher avec les enfants », dans Coll., Les activités à visée philosophique en classe, l’émergence d’un genre ?, Rennes, CRDP de Bretagne, 2003, p.23.

[2] C’est à Roland Hollinger que je dois l’idée de l’application de ces principes nietzschéens à la musique traditionnelle. Il la développe dans l’introduction de son ouvrage Les musiques à bourdon, vielles à roues et cornemuses, Paris, Ressouvenances, 1999.

Note 1
Note 2
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