top of page

Article

Vivre la discussion philo au quotidien

 
Vers l’élargissement de la discussion philosophique

Je demeure évidemment persuadé, après quasiment 25 ans de pratique de discussion philosophique, de l’intérêt majeur que revêt le développement de ce type d’approche, dans tous les cadres possibles, que ce soit à l’école, dans les médiathèques, les centres pénitentiaires, ou dans tout type de formation, en famille, entre amis, au sein d’équipes au travail, et à tous les âges. La discussion philo est pour moi un outil irremplaçable, peut-être un des plus importants, puisqu’il ouvre potentiellement vers tous les autres : maitrise de la langue, sciences humaines et sciences pures, éducation artistique… en leur donnant un sens, en les contextualisant, en les mettant à la fois à distance, par le développement de l’esprit critique, et en perspective. Mais, aussi satisfaisante soit leur mise en place, aussi fréquentes soient les occasions de pratiquer, ces moments de discussion ne pourront que rester une infime minorité du temps disponible. Au mieux, dans certaines écoles, des élèves sont invités à discuter philosophiquement une fois par semaine, ou tous les quinze jours. Une heure, sur trois cent trente-six ; 0,3% du temps. Quelle que soit la profondeur de l’impact de ces moments, comme j’en ai eu le témoignage à de nombreuses reprises, quelles que soient les traces qu’ils laissent pendant de nombreuses années, ils n’en demeurent pas moins dérisoires, en termes de temps passé, par rapport à d’autres activités. Et ceci, répétons-le, dans le meilleur des cas : celui où le sujet a pu participer à un nombre significatif d’ateliers – disons plus d’une dizaine, dans un temps relativement court.

Mais l’essentiel n’est pas là. La discussion philosophique, telle que je la définis dans les pages de mon site internet, n’est, de mon point de vue, qu’une porte d’entrée en vie philosophique. Si philosopher c’est « Penser sa vie et vivre sa pensée », comme je l’affirme en reprenant la définition que donne André Comte-Sponville dans son Dictionnaire philosophique, alors il importe de ne pas cacher la forêt avec l’arbre, c’est-à-dire de ne pas se considérer philosophe uniquement pendant le temps de l’atelier. Il est essentiel, au contraire, de se convaincre que c’est en tout moment, en toutes circonstances, face à tout évènement, du plus insignifiant au plus déterminant, qu’on est réellement philosophe. En ce sens, toute discussion, tout dialogue intérieur (ce que nous appelons la pensée) peut, à mon sens, être de nature philosophique. Nous sommes ou devrions être philosophes dans nos rapports quotidiens les plus banals, marqués par l’empathie, la courtoisie et l’écoute, comme dans les circonstances les plus graves, face au décès d’un proche, à la maladie incurable, à la guerre, à la catastrophe écologique ou industrielle. La discussion philo formelle, celle qu'on pratique dans les ateliers que je décris dans l'ensemble de ce site, nous aide à penser ces moments et nous donne des outils pour en parler, y compris avec soi-même. Elle nous aide à vivre mieux, à moins souffrir ; ce qui était, ni plus ni moins, les buts des pères grecs de la philosophie occidentale, voici 2500 ans.

 

Des outils réflexifs, langagiers et discussionnels

Mais la pratique de l’atelier de discussion philosophique nous permet aussi un réinvestissement, comme disent les pédagogues, une familiarisation avec des savoirs et des savoir-faire qu’on peut utiliser en permanence, dans toute réflexion, dans toute discussion. Tentons d’en énumérer quelques-uns.

. Une attitude questionnante

L’aptitude à se poser des questions est universellement reconnue, depuis Platon au moins, comme une des caractéristiques de la posture philosophique. Les questions qu’il me semble nécessaire de savoir poser sont précisément celles que j’invite à élaborer dans la première partie de ma démarche. Devenir philosophe passe peut-être par l’élaboration systématique, dans des circonstances aussi diverses que possible, de questions posées sur un mode impersonnel.

 

Le cycle des romans de la Table ronde, dont j’ai longuement parlé dans un précédent article, peut en inspirer, comme toute œuvre d’art, une multitude :

  • La quête est-elle plus importante que son but ?

  • Pourquoi l’animateur d’un groupe devrait-il se contenter d’un rôle mineur ?

  • Une trahison met-elle nécessairement fin à l’amitié ?

  • Doit-on se battre pour la dignité des faibles ?

Combien d’autres… ?

Un reportage télévisé sur une guerre en cours pourra générer des questions (à visée généralisante) comme :

  • Existe-t-il des guerres justes ?

  • Toute guerre est-elle conditionnée par des intérêts économiques ?

Etc.

. Principe de non-contradiction

 

Il semble impossible de penser, impossible de parler, même à deux ou trois, si on affirme une chose dans une phrase et le contraire dans la suivante ; de même, il est difficile de prôner des postures et d’affirmer des règles, notamment éthiques, si, dans la vie ordinaire, on n’applique pas les préceptes qu’on émet. C’est le discrédit assuré. Autrement dit, la cohérence est la condition impérative de la réflexion et de la discussion philosophiques. Ce principe, établi par Aristote, me semble indépassable.

. Respect de la digression

La discussion, pour philosophique qu’elle soit, n’a pas à respecter une logique formelle absolue, même si celle-ci a d’abord été élaborée, aussi, par Aristote. Nombre de penseurs, de scientifiques ou d’artistes montrent dans leurs écrits ou leurs productions que leurs plus brillantes inspirations leur viennent, non lors de laborieuses séances de travail mais, au contraire, presque par hasard, au réveil, dans des états de semi-conscience, voire lors de rêves. Dès lors, vouloir maintenir à tout prix la pensée et son expression dans une espèce de chemin tracé et balisé quasiment à l’avance n’a aucun intérêt.

 
. Présupposés

Bien des discours sont perclus de présupposés. Sans en avoir l’air, ils affirment des vérités de façon pernicieuse, ce qui évite dans une large mesure qu’elles soient remises en cause. C’est le cas, évidemment, des discours de propagande, qu’elle soit commerciale, religieuse ou politique. La palme revient à certaines tournures de questions. A priori, une question ne contient pas d’affirmation. A priori seulement. « Pourquoi Dieu tolère-t-il le mal ? » présuppose l’existence de Dieu – et même pas d’un dieu… Apprendre à débusquer ces présupposés, c’est évidemment agir en philosophe.

 
. Sensibilité au contexte

 

C’est l’un des aspects de la pensée critique, décrite par Matthew Lipman, le premier philosophe de l’ère moderne à avoir affirmé que les enfants pouvaient discuter philosophiquement [1]. Il s’agit tout simplement de prendre conscience que tel précepte, telle posture, tel code éthique peut n’être valable que dans certains cadres, mais pas dans tous. L’intransigeance catégorique d’Emmanuel Kant sur le mensonge, par exemple, ne nous convient plus guère.

 
. Autocorrection

 

C’est un autre des aspects de la pensée critique développée par Lipman. Quand, par un retour réflexif, on devient capable de changer d’avis, de comprendre qu’on s’est trompé, alors le philosophe est à l’œuvre. Dans une discussion, le changement d’avis, comme toute posture, comme tout désaccord, devra évidemment être argumenté.

 
. Ethique de la discussion

Une discussion philosophique me semble devoir obéir à certaines règles. Je les ai développées de façon exhaustive dans les pages de mon site internet. J’en rappelle quelques-unes : on s’astreint à la concision ; on ne coupe pas la parole ; celui ou celle qui n’a jamais parlé (ou peu) a priorité sur celui ou celle qui a déjà parlé (ou qui a parlé plus...) ; on évite tout jugement sur les paroles prononcées, autres que ceux produits par la recherche commune (donc, pas de "c'est nul", de "c'est intéressant", pas de moqueries ni de ricanements...) ; on ne porte pas de jugement (encore moins !) sur les personnes.

 
. Typologies

 

C’est un des aspects de la méthode socratique. Les mots forts des questions que l’on se pose, comme de tout discours, doivent être examinés scrupuleusement avant que le problème lui-même ne soit abordé. On peut le faire de deux façons : se poser la question simple de la définition et établir une typologie pour chacun de ces termes. Avec amour, comme avec guerre, peur, sentiment, éducation, médecine … on pourra donc se demander :

  • De quoi s’agit-il ?

  • En existe-t-il de plusieurs sortes ?

 

 

Ces principes peuvent, a priori, paraitre disjoints. C’est la conséquence de ma volonté de clarification et de présentation catégorisée. Mais, évidemment, dans les faits, il n’en est rien. Au cours d’une réflexion, d’une discussion, manifester une sensibilité au contexte peut amener à revoir sa position, à changer d’avis, à pratiquer l’autocorrection ou à débusquer des présupposés qui ne semblaient pas évidents au premier examen. Un avis tranché sur le statut du mensonge, par exemple (« Il ne faut jamais mentir ! ») peut évoluer vers une position plus nuancée quand on a établi une typologie, ou quand on se rend compte que mentir à son conjoint pour une broutille ne présente pas les mêmes enjeux que mentir par omission face à une personne qu’on sait condamnée, alors qu’elle-même l’ignore.

 

Une pratique d’entretien philosophique

 

Fort de ces constats et de ces principes, j’ai maintenant pour projet, sans abandonner mon rôle de conférencier, notamment à l’Université populaire de Caen, ou de formateur à la pratique décrite sur mon site internet et ma chaine Youtube, de la formaliser en la faisant évoluer vers ce qu’on pourrait appeler des "entretiens philosophiques". La formalisation en question se traduira par :

  • une annonce claire que l’entretien projeté entre dans ce cadre, et qu’il respectera les règles énoncées ci-dessus ;

  • un nombre réduit de participants : deux ou trois ;

  • un thème que je propose, ou qui est discuté et choisi ensemble, ce qui évite la phase de sélection de la question, souvent considérée comme longue par les participants aux ateliers ordinaires ;

  • la possibilité de mener l’entretien sur plusieurs séances, si le sujet choisi le requiert : bien des ateliers se terminent sur un constat de frustration en ce qui concerne, au moins, le traitement complet du thème ;

  • un cadre plus souple, moins standardisé, sans durée prédéfinie ;

  • la disparition des postures asymétriques, animateur d’un côté, groupe de l’autre : l’entretien se déroule sur un pied d’égalité, les participants étant déjà (in)formés quant aux détails et aux principes de ma démarche, rappelés ci-dessus ; je participe donc à l’entretien, la posture de retrait que j’adopte en tant qu’animateur n’étant plus de mise ;

  • la possibilité que je me réserve de dresser un compte-rendu de l’entretien, sous une forme ou une autre : article, verbatim des échanges, enregistrement audio ou vidéo si les personnes concernées se prêtent au jeu.

Dans mon esprit, ce type d’entretien, que je pratique de façon informelle régulièrement en famille, ou entre amis, a vocation à devenir le mode ordinaire des échanges oraux auxquelles je participe, dès lors qu’ils entrent dans un cadre d’une certaine tenue et qu’ils sont menés sur un thème à visée universelle, concernant potentiellement un nombre conséquent d’êtres humains.

Octobre 2021

 

[1] De l’ère moderne seulement ! J’ai consacré une longue vidéo sur ma chaine Youtube à montrer que la discussion était la forme ultime du philosopher, la plus ancienne, et la plus récente : La discussion philo, forme ultime du philosopher - Conférence en Live - - YouTube

image.png
bottom of page